Après avoir connu un sommet sans précédent à la fin des années 1990, les taux de suicides masculins sont à la baisse au Québec. Cependant, il persiste une ombre au tableau. Il se maintient une surmortalité par suicide chez les hommes dans la province et dans de nombreux pays industrialisés. Les plus récentes données révèlent que trois fois plus d’hommes que de femmes s’enlèvent la vie. En 2018, le Québec totalisait 1 054 suicides, dont 790 sont le fait d’hommes (Levesque, Mishara et Perron, 2021).
Alors, pourquoi les hommes se suicident-ils davantage que les femmes?
Dès leur plus jeune âge, les enfants sont socialisés selon le rôle de genre. Les garçons sont exposés, à différente intensité, au modèle de masculinité traditionnelle. Ainsi, ce modèle valorise l’homme fort, viril, autonome, indépendant, stoïque, pourvoyeur, en contrôle, agressif, ambitieux, compétitif, ayant du succès, etc. Les hommes font alors face à des attentes stéréotypées où ils doivent prouver leur masculinité envers les autres et eux-mêmes. L’homme idéal est rarement atteint générant ainsi bien souvent de la honte.
Les hommes adhérant à une masculinité plus traditionnelle sont enclins à être désensibilisés au niveau physique, émotionnel et relationnel. Cette distance face à eux-mêmes les amène à évaluer davantage positivement leur état de santé physique et mental qu’il ne l’est réellement (Tremblay, 2016).
Ainsi, les hommes semblent moins demander d’aide en cas de difficultés que les femmes. S’ils le font, ce n’est bien souvent qu’en dernier recours, lors d’un état de crise ou sous pression d’un proche. Une étude de Tremblay (2016) auprès de 2 084 hommes adultes montre qu’environ 84,6 % des répondants préfèrent régler leur problème seuls et 35,1 % disent que demander de l’aide atteint leur fierté.
Cette réticence des hommes à affirmer leurs difficultés s’ajoute au fait que l’aide proposée dans différents services semble davantage adaptée à des caractéristiques dites féminines. Par exemple, il est demandé de se dévoiler, d’être en contact avec sa vulnérabilité, de parler de ses faiblesses, d’exprimer ses émotions, etc. Toutes ces exigences semblent peu concorder avec des normes masculines traditionnelles.
Ainsi, une moins grande adhésion aux services d’aide diminue les chances d’évaluer l’état de leur santé mentale. Plusieurs auteurs suggèrent que les hommes sont sous-diagnostiqués et sous-traités pour la dépression. Pourtant, suicide et dépression sont intimement liés. Un homme suicidaire est ainsi 11,2 fois plus à risque d’être atteint d’une dépression majeure (Tremblay, Desbiens et Bouchard, 2007). De plus, les hommes présentent un processus suicidaire plus court dans le temps et utilisent des moyens davantage létaux pour s’enlever la vie. Dans une étude menée par Séguin et al. (2005), sur 109 personnes décédées par suicide, 70 % des autopsies psychologiques révélaient la présence d’une dépression. Pourtant, un homme sur deux avait soit consulté un médecin, un service en santé mentale ou en toxicomanie le mois précédent le suicide, sans que ce trouble n’ait été détecté.
Ces données supposent que la dépression chez les hommes s’exprime différemment des femmes. Les critères diagnostiqués actuels se basent davantage sur des symptômes dits féminins (pleurs, tristesse, perte d’intérêt, etc.). Contrairement aux femmes qui semblent plus exprimer leurs émotions, les premiers symptômes de dépression chez l’homme semblent davantage s’afficher dans des comportements. Cela permettant un détachement émotif concordant avec le modèle masculin traditionnel. Les hommes peuvent se surinvestir dans différentes activités (travail, sport extrême, sexualité, etc.). D’autres adopteront davantage une consommation excessive (alcool, drogues, jeux, pornographie, etc.). De nombreuses recherches soulèvent qu’un des facteurs déterminant au niveau de la dépression masculine est l’apparition de l’irritabilité. Pourtant, ce critère n’est pas présent dans les critères du Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (American Psychiatric Association, 2015).
Voici d’autres facteurs de risque qui semblent particulièrement augmenter la vulnérabilité psychologique des hommes :
- Difficulté conjugale, séparation amoureuse ou être célibataire
- Perte d’un emploi
- Situation où il y est vécu un échec
- Les personnes ayant un faible revenu ou en difficultés financières
- Les personnes peu scolarisées
- Réseau social peu développé
- Abus de substances
La problématique du suicide ne peut être expliquée en une seule raison. C’est pourquoi il faut analyser le phénomène de manière multifactorielle afin de bien en saisir les facteurs de risque et de protection propres à chacun. Ainsi, les hommes ne représentent pas un groupe homogène. Certaines caractéristiques de la masculinité traditionnelle semblent encore bien ancrées dans les sociétés occidentales. Cependant, il existe une multitude de façons d’être un homme, et celles-ci sont de plus en plus valorisées auprès des nouvelles générations.
Sources
American Psychiatric Association. (2015). DSM-5 : manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (traduit par J.-D. Guelfi et M.-A. Crocq; 5e éd.). Elsevier Masson.
Chumontréal. (2020, 3 mars). 4 février 2020 – La détresse des hommes : un conte si réel! [vidéo]. YouTube.
https://www.youtube.com/watch?v=R7n5Tr6cc-M
Levesque, P., Mishara, B. et Perron, P. A. (2021). Le suicide au Québec : 1981 à 2018 – Mise à jour 2021. Institut national de santé publique du Québec. https://www.inspq.qc.ca/sites/default/files/publications/2720_suicide_quebec_2021.pdf
Marchand, B. et Dupuis, P. (2011, juin). Du masculin singulier au masculin pluriel. Mammouth Magazine, (11), 9-10. https://www.stresshumain.ca/item/mammouth-magazine-numero-11-ete-2011/
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